Prendre en compte l'environnement dans une organisation humanitaire, pourquoi et comment ?

J'ai été invité aujourd'hui au Salon des Solidarités pour parler de la prise en compte de l'environnement dans l'humanitaire. Je vous propose ici, tel que j'ai pu le reconstituer, le verbatim de cette conférence.

J'interviens après deux ONG (le GERES et Bolivia Inti) qui placent la protection de l'environnement au cœur de leurs actions. Mais qu'en est-il pour une organisation comme Action contre la Faim dont le mandat ne fait pas explicitement référence à cette question ? Doit-elle aussi se préoccuper de son environnement ?
Vous vous en doutez, je vais essayer de vous convaincre que oui. J'expliquerai ensuite ce que signifie pour ACF "prendre en compte l'environnement" et quelques-unes des difficultés que cela soulève. Enfin je vous décrirai les grandes lignes de notre démarche de responsabilité sociale et environnementale.

Pourquoi  les humanitaires devraient-ils se préoccuper d'environnement ?


Il ne vous aura pas échappé que même étymologiquement, il y a une contradiction entre les termes "humanitaire" et "environnement". D'un coté "les personnes qui s'intéressent au bien de l'humanité, cherchent à améliorer la condition de l'homme" de l'autre "l'ensemble des éléments qui entourent notre espèce"... dire qu'un humanitaire se préoccupe d'environnement, ça ressemble beaucoup à une oxymore.
Je pense qu'il est bon de garder ce constat à l'esprit et d'assumer que, quoi qu'il arrive, le rôle des humanitaires est de préserver des vies humaines avant de préserver la nature.

Ceci dit, il existe tout de même de bonnes raisons pour que les humanitaires se préoccupent de leur environnement. J'en compte quatre :
  1. D'abord, c'est le plus évident, parce que nous y sommes obligés. Notre action est régie par de nombreuses règles : réglementations locales, droit international, exigences des bailleurs de fonds, "droit mou" constitué par nos chartes, nos principes humanitaires, nos codes de conduite... Dans chacune de ces catégories se trouvent des règles qui nous obligent à un minimum de considération pour notre environnement.
    On peut citer par exemple dans la première catégorie l'article 75 de la loi Grenelle 2 qui oblige les organisations de plus de 500 salariés à faire un bilan des émissions de gaz à effet de serre. Dans la seconde catégorie - les règles bailleurs - le critère d'évaluation "développement durable" utilisé par l'Agence Française de Développement. Et dans la troisième, le principe de "ne pas nuire" ou l'exigence de transparence de la charte d'ACF.
  2. La seconde raison, c'est la gestion des risques. Ne pas prendre en compte l'environnement expose votre organisation à des risques, par exemple des risques d'image, des risques financiers (amendes, remise en état...) ou des risques sanitaires et sociaux...
    Mais surtout ne pas prendre en compte l'environnement expose les populations qui vous entourent à de graves risques. On pourrait citer des dizaines d'exemples, je ne vais en rappeler qu'un - dont nous n'avons à mon avis pas encore pris toute la mesure : la crise du choléra en Haïti. Le rapport du groupe d'experts indépendants de l'ONU a établi que l'épidémie était vraisemblablement partie d'effluents d'un camps de la MINUSTAH rejetés dans un affluent de l'Artibonite. Au départ, on a bien un problème environnemental, assez bénin d'ailleurs : une mauvaise gestion des eaux usées. Et à l'arrivée, il y a près de 8.000 morts, c'est-à-dire en ordre de grandeur autant que la catastrophe de Bhopal, la pire catastrophe industrielle de l'histoire !
  3. La troisième raison est un peu plus positive : prendre en compte l'environnement permet d'améliorer l'efficacité de l'aide. D'abord, parce que lorsque vous réduisez vos émissions de polluants, vos consommations d'énergie ou de matières premières, lorsque vous faites la chasse aux gaspillages... vous réduisez votre empreinte environnementale mais vous devenez aussi une organisation plus sobre, qui sera capable de faire plus avec les mêmes moyens.

    Un groupe électrogène rencontré en mission : performance environnementales
    et économie de carburant garanties...
    Ensuite parce que l'efficacité d'une organisation humanitaire ne se juge pas seulement au nombre de vies sauvées. Dans les années 90, ACF avait un slogan que j'aime beaucoup : "sauver les vies menacées, protéger les vies sauvées". Et c'est vrai que si vous portez secours à une population et que vous leur laissez ensuite un environnement dévasté, incapable de satisfaire leurs besoins ou dangereux pour leur santé, vous avez manqué votre objectif, et de très loin. Vous êtes là pour sauver des vies, mais vous devez aussi, pour reprendre une expression d'André Briend, assurer "la qualité de la survie".
  4. Enfin, prendre en compte l'environnement permet d'améliorer l'utilité sociale de votre organisation. Qu'est-ce que cela signifie ? Tout simplement que le bilan de votre organisation ne se juge pas seulement sur les effets de ses programmes. Votre fonctionnement aussi a des impacts sur la société et l'environnement. En les prenant en compte, par exemple en adoptant des pratiques d'achats responsables, vous allez créer ce que l'on appellerait dans le secteur marchand des externalités positives et ainsi améliorer le bilan global de votre organisation. A l'inverse évidemment, si vous négligez cette question, votre fonctionnement pourra avoir des impacts négatifs qui effaceront en partie les effets positifs de vos programmes.
En conclusion, ce que vous devez retenir si vous voulez convaincre au sein de vos propres organisations, c'est que les humanitaires ne protègent pas la nature pour protéger la nature mais parce que, à terme, cela leur permet de sauvegarder les conditions de vie et la santé des populations.


Que signifie prendre en compte l'environnement ?


J'espère vous avoir convaincu que, pour respecter vos obligations, limiter vos risques ou améliorer l'efficacité et l'utilité sociale de votre organisation, vous avez tout intérêt à prendre en compte l'environnement dans vos programmes et dans votre fonctionnement. Reste à savoir ce que cela signifie réellement.
Il s'agit en fait de minimiser les impacts négatifs que votre organisation a sur l'environnement et dans le même temps de maximiser ses impacts positifs. Cette définition parait simple, elle ne n'est pas tant que ça. C'est surtout la notion d'impact qui pose problème, car les impacts environnementaux que peut avoir une organisation humanitaire sont très variés. Peut-être pouvez-vous prendre quelques secondes pour réfléchir aux impacts de votre propre organisation.

Vous avez du mettre dans ce grand sac des choses qui n'ont pas beaucoup de rapport entre elles. En effet, vos impacts sur l'environnement peuvent :
  • Être négatifs comme positifs,
  • Avoir lieu à proximité ou être très lointains, par exemple via vos circuits d'approvisionnement,
  • Être immédiats ou différés,
  • Découler directement de vos décisions ou nécessiter l'intervention d'autres personnes pour se réaliser,
  • Être certains ou juste possibles, etc.
Dans ces conditions, il est très difficile d'évaluer et encore plus de comparer les impacts environnementaux de deux alternatives - parce que cette démarche n'a évidemment de sens que lorsque des alternatives existent. Comment choisir par exemple entre une solution qui créer un risque de déforestation à proximité et une autre qui est plus gourmande en ressources non-renouvelables importées, donc plus émettrice en gaz à effet de serre ?
Cette décision ne devrait pas être laissée au responsable du projet : le risque de subjectivité et de biais est trop important. C'est à chaque organisation de définir son périmètre de responsabilité et ses priorités.

Les grandes lignes de la démarche RSE d'Action contre la Faim


Comment Action contre la Faim répond-elle à ces questions ? Je vais vous donner quelques unes des grandes lignes de la démarche de responsabilité sociale et environnementale de l'ONG.

D'abord, il s'agit bien d'une démarche de responsabilité sociale et environnementale. Les deux sujets nous semblent indissociables.
D'une part parce que, je l'ai déjà dit, nous ne nous intéressons à nos impacts environnementaux que dans la mesure où ce sont les déterminants ou les précurseurs d'impacts sociaux ou économiques. Ensuite parce que bien souvent, les outils sont les mêmes : lorsque vous mettez en place une politique d’achat responsable, ça n'aurait évidemment aucun sens de faire deux procédures différentes, une pour les performances environnementales et l'autre pour les performances sociales.

La seconde caractéristique de notre démarche, c'est que nous ciblons en priorité les activités de support. Il y a deux raisons à cela. D'une part toutes les études quantitatives qui ont été menées - les bilans carbone d'ACF, les ACV du CICR les calculs d'empreinte environnementale de MSF - s'accordent sur le poids prépondérant des phases amonts et avals par rapport aux programmes eux-même. En d'autres termes, les marges d'améliorations sont plus importantes sur la logistique, les achats ou la gestion des déchets que sur les programmes.
Ensuite parce que ces activités de support ont une meilleure stabilité. Dans l'humanitaire, les programmes durent quelques mois, très rarement plus que quelques années. Au contraire, les activités de support sont liées à notre présence dans le pays qui est souvent très longue : l’âge moyen des missions d'ACF est de 12 ans, un quart ont même plus de 20 ans. Sur cette échelle de temps, vous pouvez mettre en place une réelle démarche d'amélioration.

Troisième caractéristique : l'importance que nous accordons à la collaboration. Une part importante de nos impacts sont indirects, et par conséquent, il faut travailler avec nos bénéficiaires, nos partenaires et nos fournisseurs pour les réduire.
Il y a aussi une logique d'économie de moyen et de dissémination de la démarche qui nous conduit à collaborer étroitement avec toutes les organisations qui le souhaitent. ACF a notamment fait partie des initiateurs du Réseau Environnement Humanitaire et en est un gros contributeur. Dans le même esprit, je pense qu'il est important de travailler avec nos bailleurs de fonds mais aussi avec le secteur marchand qui possède une réelle avance dans ce domaine. Certains des outils mis au point pour les entreprises sont directement réutilisables par les humanitaires et peuvent nous faire gagner beaucoup de temps.

Je terminerai ce trop rapide aperçu en soulignant qu'une démarche RSE a nécessairement trois volets. Bien sur, il faut mettre en place des projets concrets d'amélioration. Par exemple dans le cas d'ACF le projet "infra" au travers duquel depuis 2012 nous équipons systématiquement nos bases d'alternatives aux groupes électrogènes comme des installations solaires photovoltaïques. Mais ces projets sont insuffisants.
L'objectif est d'entrer dans une démarche d'amélioration continue. Ce qui impose de travailler aussi sur la transparence et le reporting : mieux comprendre où nous pouvons progresser et accepter des regards critiques... Ce n'est pas un hasard si cette année, pour la première fois, le rapport d'activités d'Action contre la Faim intègre un paragraphe RSE.
Enfin, il faut faire en sorte que l'ensemble de l'organisation se saisissent du sujet. Les hautes sphères avec l'intégration des préoccupations environnementales et sociales à la stratégie et au management mais aussi l'ensemble des collaborateurs, ceux qui in fine ont les moyens de faire changer les choses au quotidien.

Si vous me le permettez, j'aimerais conclure sur ce point, en vous encourageant vous-même à vous saisir de ce sujet au sein de vos propres organisations.

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