Gestion des externalités : comment est-on passé de la protection des droits à la financiarisation de l'environnement ?

Lorsque l'on parle de l'approche économique de l'environnement (l'évaluation et l'internalisation des externalités ou la fameuse "économie verte" de la conférence de Rio+20) on a souvent l'impression que la finance l'emporte sur le droit : en donnant un prix à la tonne de gaz à effet de serre ou à d'autres actifs environnementaux, on monnaie ce qu'on ne parvient pas à protéger.
Il est intéressant de jeter un coup d’œil en arrière pour comprendre gardant en arrière comment et pourquoi on en est arrivé là. A ce sujet, j'aimerais vous parler de Madison v. Ducktown Sulphur Companies, un arrêt de la cour suprême du Tennessee rendu en 1904, bien avant les conférences de l'ONU sur l'environnement et un demi-siècle avant que Ronald Coase popularise le concept d'externalité en économie.

L’arrêt Madison vs. Ducktown Sulphur Companies (1904)


Au début du siècle dernier, l'exploitation du cuivre était particulièrement dévastatrice : le minerai était brulé pour en séparer le cuivre, dans les grandes exploitations des buchers étaient en permanence alimentés et entrainaient l'émission de grandes quantités de fumées chargées de dioxyde de souffre qui retombait ensuite sous forme de pluies acides. Les environs des mines étaient rapidement transformés en paysages lunaires. Cent ans après, ces zones sont toujours stériles.
C'est ce qui arriva à Ducktown, Tennessee dans le sud ouest des États-Unis : des paysans virent leurs récoltes et leurs arbres détruits par l'exploitation de filons de cuivre à proximité de leurs propriétés. Voilà un bel exemple d'externalité négative : les mines de cuivre tirent profit de la destruction des parcelles qui les entourent sans qu'aucun accord ne lie la mine avec leur propriétaire.
Energie et developpement - exemple d'externalité négative : une mine de cuivre de Ducktown aux Etats-Unis
Autour d'une des mines de cuivre de Ducktown en 1939
L'affaire passa en justice et arriva devant la cour suprême du Tennessee qui reconnu les dommages - difficile de faire autrement ! Dans ce cas, la jurisprudence de l'époque voulait que le tribunal délivre une injonction aux propriétaires de la mine pour faire cesser la nuisance. Et il ne le fit pas...



Comment le juge se fit intermédiaire


En l'absence d'autres techniques pour fondre le minerai, une injonction à faire cesser la pollution aurait sans doute entrainé la fermeture de la mine. En somme, écrivaient les juges, "pour protéger quelques petits lopins de terre, dont la valeur totale est inférieure à 1000$, on nous demande de détruire une autre propriété valant prêt de 2000000$, et de ruiner deux grandes entreprises minières, dont le travail est d'une importance capitale non seulement pour leurs propriétaires mais aussi pour l’État et pour tout le pays, de dépeupler une grande ville et de priver des milliers de travailleurs de revenus et d'abris." On retrouve une situation qui nous est devenue bien familière : le combat des petits qui veulent protéger leurs droits et des gros dont l'activité est plus profitable pour eux mais aussi pour une partie de la communauté qui les entoure...
Que vont faire les juges ? Dans cette situation "où aucune des parties ne peut jouir de ses droits sans réduire la liberté de l'autre partie d'utiliser sa propriété, la loi doit trouver le meilleurs arrangement". Autrement dit, le juge reconnait des droits équivalents aux deux parties (le droit de jouir de sa propriété) sans ditinguer entre le pollueur et sa victime.
Plutôt que d'ordonner la fin des nuisances, les juges décident donc d'accorder un dédommagement aux plaignants : les mines pourront continuer à polluer, elles devront simplement pour cela payer une somme d'argent aux victimes. Le juge renonce à dire le droit pour se faire simple intermédiaire...


Une vaste descendance et quelques ratés

Cet arrêt préfigure en fait la théorie qui sera exposée 60 ans plus tard dans un article fondateur de l'économiste Ronald Coase.
Pour Coase,  dans un conflit environnemental le droit ne peut faire que des victimes, la seule solution efficace consiste à chercher un arrangement financier. Il cite l'exemple d'un cabinet de dentiste a coté duquel s'installerait un menuisier, les vibrations des machines vont rendre l'activité du dentiste impraticable, si un juge est saisi quelle que soit sa décision une des deux activités devra cesser : le dentiste si le menuisier est autorisé à poursuivre son activité et le menuisier si l'usage de ses machines lui est interdit... Pour Coase, le solution optimale consiste à donner à l'un des deux, peu importe lequel, le droit d'exercer et de l'autoriser à vendre ce droit à l'autre s'il le souhaite. Celui des deux dont l'activité est la plus profitable aura le plus avantage à détenir ce permis négociable et tout le monde sera content.
Cette idée, selon laquelle il est licite de dégrader l'environnement à condition de payer suffisamment à ceux que l'on prive ainsi de leurs droits a connu un large succès au cours des 30 dernières années.

Mais comme souvent en économie, ce sont les hypothèses qui sont intéressantes : Coase reconnait lui-même que son système n'est optimal que si il n'y a aucune "friction" dans les échanges entre les différentes parties. Si par exemple, la conclusion d'un accord entre le dentiste et le menuisier est couteuse (parce qu'il va passer par un procès, parce qu'un contrat avec de multiples clauses techniques est nécessaire, parce qu'un des deux est difficilement joignable...) alors l'équilibre trouvé risque de ne pas être optimal.

Ensuite, comme toute solution qui passe par un marché, l'accord est conclu entre les personnes qui de trouvent autour de la table (et qui ne sont peut-être pas les seules concernées) avec l'information dont elles disposent à l'instant où elles discutent.
Le juge de Madison vs. Ducktown imaginait-il que plus d'un siècle plus tard ces collines seraient encore pelées ? Peut-être que l'indemnisation qu'il a accordé aux riverains de l'époque était juste pour eux mais qu'en est-il de ceux qui encore aujourd'hui subissent les conséquences de cette pollution ? Quand il s'agit de monnayer la nature, les générations futures ne sont jamais en mesure de faire une offre...


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