Captage et séquestration du carbone : bonne idée ou bonne excuse ?

Et si lutter contre le changement climatique était finalement simple ? Les deux tiers des émissions de carbone viennent de l'industrie ou du secteur énergétique, donc d'installations relativement centralisées. Il suffirait de capturer le dioxyde de carbone à la sortie des cheminées puis de le stocker dans un endroit sûr...
Science fiction ? A priori non, les technologies pour capter et stocker le carbone (CSC) existent. Alors cette perspective est-elle réaliste ?

Des technologies qui doivent changer d'ordre de grandeur


On sait certes capter le dioxyde de carbone dans les grandes installations industrielles mais l'état actuel des technologies ne permet pas d'en faire une solution au changement climatique. Pour au moins deux raisons :
  • D'abord, la capture du carbone entraîne une baisse du rendement de l'installation et un surcoût difficilement acceptables en l'état. Selon Zero emission platform, la capture du carbone fait baisser le rendement d'une centrale électrique de 6 à 11 points (c'est-à-dire qu'il passe, par exemple, de 45% à un chiffre compris entre 34 et 39%). Résultat : pour produire la même quantité d'énergie, il faut brûler plus de 10 à 25% plus de combustible et le coût de l'énergie finale augmente fortement. 
  • Ensuite, et c'est certainement une conséquence du point précédent, le captage du carbone est pratiqué aujourd'hui à une échelle insignifiante. Chaque année, nous émettons environ 40 milliards de tonnes de CO2. Pour que la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère se stabilise, il faudrait diviser ce chiffre par 3. Or à l'heure actuelle il n'existe qu'une poignée d'installations pratiquant la capture et la séquestration du carbone (Sleipern, Weyburn, In Salah, Snøhvit...) et leur capacité est typiquement de l'ordre de 1 à 2 millions de tonnes par an. On est encore très loin du compte...

Ce décalage existe aussi aux autres maillons de la chaîne : le transport et le stockage. Par exemple, 50 millions de tonnes de CO2 sont transportées chaque années par gazoducs pour un coût de l'ordre de 0.5 à 15€ par tonne et par centaine de kilomètres. Avec de tels ordres de grandeur, on ne peut pas raisonnablement croire que cette technologie contribuera à apporter une solution au changement climatique...

Les risques du stockage de dioxyde de carbone

La séquestration du carbone pose un problème supplémentaire. Pour que la CSC participe à ralentir l'augmentation du taux de CO2 dans l’atmosphère, il faudrait stocker des centaines de milliards de tonnes de dioxyde de carbone sur une période très longue. Peut-on garantir la fiabilité du stockage de telles quantités de gaz sur plusieurs siècles ? S'il existe des fuites, la séquestration ne fera que déplacer le problème dans le temps.

Energie et développement - catastrophe du lac Nyos et risque du stockage géologique de carbone
En 1986, le dégazage du lac Nyos (Cameroun)
tua 1800 personnes et 3500 têtes de bétail
De plus, le dioxyde de carbone devient toxique lorsque sa concentration dans l'air augmente : à partir de 5% il cause des problèmes respiratoires et des surtensions et il est mortel à partir de 20%. Comme le CO2 est plus lourd que l'air, en cas de dégazage il ne se dissout pas dans l’atmosphère mais se repend au sol en suivant le relief.
Ce risque a été dramatiquement illustré par le relarguage du lac Nyos au Cameroun. Il s'agit d'un lac volcanique naturellement riche en gaz carbonique, le 21 août 1986 un glissement de terrain a provoqué un brassage rapide du lac et libéré 1.6 millions de tonnes de CO2. Le gaz s'est répandu dans les vallées avoisinantes tuant près de 1800 personnes dans un rayon d'une trentaine de kilomètre. Dans les villages les plus exposé le taux de mortalité a atteint 100%.
Lors de cette catastrophe une quantité relativement faible de CO2 a été relâchée, un stockage à grande échelle du carbone pourrait avoir des conséquences encore plus dramatiques en cas d'accident.


Brûler plus pour capter plus, vraiment ?


De nombreux travaux sont en cours pour améliorer les techniques de CSC, tenter de gagner quelques pourcents de rendement ou démontrer la fiabilité de la séquestration géologique. Mais quels que soient les progrès qui pourront être réalisés, le principe même de la capture et du stockage de carbone pose au moins deux questions de fond :
  • Alors que les réserves s'amenuisent et deviennent de plus en plus difficile à exploiter, est-ce bien raisonnable de baisser le rendement des installations qui utilisent des énergies fossiles ? Notre vision n'est-elle pas distordue, accordant trop d'importance aux émissions de gaz à effet de serre au détriment d'autres objectifs tout aussi importants (épuisement des ressources, précarité énergétique...) ?
  • Cette solution est-elle efficiente ? Pour donner un ordre de grandeur, capter le CO2 en sortie de la moitié des centrales à charbon allemandes ferait baisser les émissions du pays de 15% environ mais augmenterait la consommation de charbon d'au moins 15 millions de tonnes (l'équivalent de la consommation annuelle d'énergie de l'Irlande) et coûterait au minimum 2 milliards d'euros par an (détail du calcul). Avec un tel investissement en recherche, en argent et en énergie, ne pourrait-on pas trouver une meilleure solution ? 
Ces interrogations font que, à mon avis, la CSC restera au mieux subsidiaire dans la lutte contre le changement climatique.

"Un jour on captera le carbone." Un argument pour le laisser-faire climatique


Pourquoi dans ce cas, la capture et le stockage du carbone fait-elle l'objet de tant d'intérêt ?
Les infrastructures industrielles et énergétiques ont des durée de vie de plusieurs dizaines d'années, une centrale à charbon construite en ce moment sera sans doute encore en fonctionnement au milieu du siècle. Compte-tenu de cette inertie, une volonté sérieuse de lutter contre le changement climatique devrait passer dès-à-présent par des choix radicaux  : interdiction des technologies les plus émettrices, révision à la baisse des prévisions de consommation... Et encore, les effets ne se verraient pas avant au moins une décennie.
la capture du carbone a un avantage énorme dans ce contexte : elle peut être ajoutée après-coup au infrastructures existantes. Exit la transition énergétique, adieu les décisions difficiles, il suffit de continuer comme avant et d'attendre que les scientifiques aient fait leur travail.

 
Et si la capture du carbone ne servait qu'à rendre les énergies fossiles plus "beautiful" ?

Dans une perspective optimiste, on peut espérer que le captage permettra une baisse rapide des émissions lorsque les technologies seront matures.
Dans une perspective plus réaliste : la CSC permet de continuer à utiliser des technologies que l'on sait catastrophiques en attendant - littéralement - un deus ex machina. La tendance est clairement dans ce sens. L’Allemagne comme l'Angleterre affichent fièrement leur engagement : ne plus construire que des centrales thermiques CCS-ready, entendez avec quelques hectares libres à coté pour mettre un jour une installation de captage. Les États-Unis quant à eux mettent en avant un hypothétique clean coal dont il n'existe encore aucun exemple...

Pour l'heure, le seul résultat du captage et de la séquestration du carbone est donc de fournir un alibi commode à l'utilisation incontrôlée de combustibles fossiles.

(Nota :  j'emprunte le titre de ce post à un chapitre de "Demain, l'énergie" de Christian Ngô)

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1 commentaire :

  1. Je trouve cet article excellent.
    Le seul point qui me semble discutable est la notion "d'alibi". Je crains que ce ne soit plus grave et que le CCS, j'utilise l'acronyme anglo-saxon, ne soit désormais durablement implanté comme réalité dans l'esprit des politiques du fait des travaux du GIEC.
    De la connaissance, très imparfaite certes, que j'ai des 4 scénarios (RCP) du dernier rapport du GIEC, tous font appels au CCS à l'horizon 2100 pour la production d'énergie. Le fameux RCP 2.6 le seul qui permet de contenir le réchauffement à 2°C et de revenir à "l'équilibre carbone" en 2050 et qui, à mon avis, a servi de base à l'accord de Paris, se distingue par un recours massif (en 2100 plus d'énergie primaire que celle cumulée de 2000 pour le charbon et le pétrole)à la biomasse associée au CCS ce qui donne des émissions négatives évidemment considérables et une marge de manœuvre confortable. Ce scénario ressort pour moi du conte de fées et le GIEC prend une lourde responsabilité en lui donnant un caractère "officiel". Il est évidemment impossible de prouver que ce n'est pas réaliste, il est même sans aucun doute important de faire des expérimentations dans ce sens comme dans d'autres domaines mais fonder le futur de l'humanité là-dessus est irresponsable.

    Patrick MAURAN

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